Et si travailler pour la direction juridique d’une entreprise, ce n’était pas que gérer des risques et préserver les intérêts de l’entreprise face aux lois et aux normes ? Ces directions sont aussi appelées à se transformer en acteur clé de l’innovation.
Pourtant, divers obstacles internes s’y opposent parfois, se situant à trois niveaux en particulier.
Le premier frein à l’innovation est le positionnement de la direction juridique en interne. Historiquement et pendant longtemps, elle fut envisagée comme exerçant des fonctions rigides et n’était pas représentée au sein des organes de direction de l’entreprise. Cette perception en interne a pu entraîner un manque de soutien de la Direction générale, de nature à limiter son accès aux ressources nécessaires pour innover.
Un deuxième frein réside dans la réticence des équipes informatiques à satisfaire les demandes de la direction juridique. Elles tendent à prioriser les demandes venant des « métiers » et obligent les autres à se tourner vers de coûteux prestataires externes. En conséquence, les idées émanant des juristes sont reléguées au second plan, voire abandonnées au fil du temps.
Le troisième frein tient à la résistance des juristes eux-mêmes. Leur formation et leur identité professionnelles favorisent souvent, par défaut, la sécurité et le cadre, des qualités essentielles pour assurer la conformité et minimiser les risques. Cependant, ces qualités peuvent devenir des obstacles lorsqu’il s’agit d’adopter des pratiques innovantes impliquant une prise de risque et une ouverture au changement. Le scepticisme et la résistance internes rendent ainsi difficile l’adoption des innovations juridiques.
Pour surmonter ces freins, trois bonnes pratiques identifiées au cours de notre travail de recherche peuvent être déployées.
Trouver un support interne
Une première piste serait de chercher un soutien fort en interne. Les auteurs de référence en matière de changement organisationnel insistent sur l’importance d’obtenir l’appui de groupes de pouvoir dans une démarche de changement. Un tel soutien permet non seulement de garantir un accès aux ressources financières, humaines ou matérielles, mais aussi de mieux communiquer les besoins et les projets de la direction juridique. Sur notre terrain, une directrice juridique explique :
« Des réunions hebdomadaires sont organisées avec le CEO pour échanger sur la vision et la stratégie, de façon à pouvoir définir et comprendre comment on va pouvoir s’inscrire et être acteur de l’achèvement des objectifs, comment on va contribuer à la transformation, aux objectifs, au développement, comment on va être acteurs en tant que juristes – au sens large – dans la stratégie de la société ».
Cette proximité et cette communication facilitent l’accès aux ressources :
« On nous donne les moyens d’accompagner et faire plus qu’accompagner, de créer notre stratégie et d’être innovant ».
Challenger les équipes IT
Face à la réticence des équipes informatiques et aux contraintes d’accès aux prestataires externes, il est possible d’envisager une troisième voie : innover par et pour les juristes. La direction doit prendre son destin en main, réduire sa dépendance vis-à-vis des informaticiens et impulser elle-même des initiatives d’innovation.
La direction juridique que nous avons étudiée a mis en place une équipe pluridisciplinaire baptisée « innovation ». L’équipe est composée, en plus des juristes, d’un développeur, d’un designer et d’un chef de produit et a pour objectif d’internaliser le processus de conception et de développement des outils IT.
« L’idée était de se détacher des “tu n’es pas prioritaire”. Les équipes IT ont d’autres priorités plus alignées avec le cœur de métier de l’entreprise : les besoins d’innovation pouvaient passer après tout cela, avec des délais importants et une difficulté à se comprendre aussi, car ce sont des métiers très éloignés ».
Plusieurs nouveautés ont ainsi vu le jour. La direction juridique a même été lauréate de plusieurs prix dans le domaine de l’innovation juridique, ce qui a changé sa perception et sa légitimité vis-à-vis des acteurs qu’elle côtoie.
Une affaire de culture aussi
C’est aussi sur une dimension culturelle qu’il est possible de travailler afin d’atténuer la résistance que les juristes peuvent éprouver à l’égard de l’innovation. Institutionnaliser l’innovation implique d’inscrire les pratiques innovantes et les routines pro-innovation dans le fonctionnement courant de la direction juridique. La formation, les sessions de réflexion ainsi que les ateliers pratiques permettent de familiariser les juristes avec les nouvelles technologies et les méthodes nouvelles. Ils sont ainsi encouragés à expérimenter et à adopter une attitude participative face au changement.
Sur notre terrain, un ensemble de pratiques vise à institutionnaliser l’innovation au sein de la direction juridique. Cela passe, entre autres, par l’organisation de workshops d’innovation en interne pour présenter les projets et former les équipes de travail, de sessions de brainstorming systématiques, d’une plate-forme de pilotage de projets afin d’accroître leur visibilité et formaliser les méthodes, sans oublier la valorisation et la récompense via les challenges « innovation ». En intégrant ces pratiques dans le quotidien des juristes, la direction juridique assure une continuité et un engagement durable en faveur de l’innovation.
Cet article de Soufiane Kherrazi, chercheur affilié à l'EDHEC Augmented Law Institute, et Christophe Roquilly, Professeur à l'EDHEC, Doyen honoraire du corps professoral et Directeur de l'EDHEC Augmented Law Institute, a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.